jeudi

Sous les nuages exactement






Dehors les arbres ont besoin d'être élagués, les éboueurs n'ont jamais eu autant de travail que maintenant, leurs gilets jaunes fluos font contrastes avec les couleurs fauves de la saison. Les arbres maintenant dominent la ville et se répandent sur le sol sous forme de petits bébés feuilles mort-nés.

C'était encore les grèves, et une fois chez moi je n'avais que 5 minutes montre en main pour vider mon sac, me remplir le ventre, faire pipi, me laver le visage et faire en sorte de ne rien oublier. Dans ce genre de situation on essaye par tous les moyens possibles de faire un maximum de chose en même temps : pendant que le café chauffe je troque mes ballerines pour des Converse et mon portable se charge. 3 actions, je ne pouvais pas faire mieux.
J'ai foutu une clémentine et une pomme dans mon sac, mon café dans mon thermos et j'ai pris les escaliers pour descendre. Une fille pressée vaut mieux qu'un ascenseur.

Je n'avais pas la clé du local à vélo et il n'y avait qu'un bus sur deux , ce qui voulait dire que j'allais devoir courir pour y être, d'où les Converse. J'ai donc couru aussi vite que j'ai pu, avec mon sac encombrant et ma démarche maladroite de fille qui a un peu trop conscience qu'elle court.
Je suis passée devant le lycée Paul Lapie pendant l'heure de récré où tout le monde fume dehors, y passer incognito aurait relevé du simple miracle. J'ai baissé les yeux, je me connaissais, si j'avais croisé quelqu'un, par réflexe je me serai tout de suite arrêtée pour lui parler.
En 2 ans j'avais beaucoup changé : le poids, les lunettes, le manteau, les cheveux, j'aurai du être à moitié méconnaissable ou alors assez intimidante pour dissuader toutes anciennes connaissances de venir me taper la discute mais en voulant traverser le passage piéton il n'y a pas eu que le feu rouge pour m'arrêter. Marine était là et elle criait mon nom.
Je n'étais pas trop son amie, on traînait beaucoup ensemble au CM2 mais c'est le genre de souvenir qu'elle comme moi aimons occulter.
Elle était très douce, elle m'a fait la bise et m'a demandé "mais en fait t'es dans quel lycée?" comme si le jour de la sortie des classes de 3eme je l'avais laissé en plan sur le bord du trottoir sans aucun élément de réponses. Je lui ai répondu que j'étais "à Neuilly", c'était la sale manie que j'avais de répondre par le nom d'une ville au lieu de celui de mon lycée. "Saint James" n'allait pas non plus l'avancer mais j'avais honte de considérer "Neuilly" comme un gage de qualité pour un lycée, comme l'ultime argument. Elle m'a dit "et tu es en quelle classe?" j'ai réfléchi avant de sortir le prévisible : "En première L, et toi?" "En S". Et puis j'ai fait ma fameuse blague "En temps normal on a pas le droit de se parler" Puis elle a rigolé. Je crois que j'étais essoufflée et que je lui ai dit que je devais aller à mon baby sitting, elle s'est montré compréhensive et souriante et je suis partie en courant à la fois parce que j'étais gravement en retard et puis aussi pour fuir une situation un peu compliquée. Tout ça aurait été beaucoup plus facile sur MSN.
Je savais qu'en donnant de mes nouvelles à Marine c'était des nouvelles que je donnais à une grande partie de mes anciens camarades du collège. les choses allaient se diffuser avec grande rapidité et puis chacun m'imaginerait à sa façon, cette idée d'être comme une apparition me plaisait bien. Puis c'est toujours en tombant sur une vieille connaissance qu'on arrive à avoir un regard extérieur sur soi-même, qu'on perçoit nos changements et ce qui a évolué en mieux, il faut alors se résumer en 3 phrases bien senties. Face à Marine j'étais fière de montrer que Murielle était totalement différente, qu'après le collège elle n'avait demandé qu'à s'émanciper et à kiffer les livres.

La maternelle n'était pas encore ouverte, j'ai eu le temps de penser à ma rencontre avec Marine, j'espérais ne plus jamais la croiser ou alors la croiser pour tout gommer et m'excuser, je ne sais même pas si je lui ai dit au revoir.
Je suis entrée, j'ai dit bonsoir à la grande madame blonde qui doit être la gardienne où un truc dans le genre, je suis allée dans la classe de Valentin en disant bonsoir à la maîtresse et puis j'ai demandé à Valentin de dire au revoir à sa maîtresse et il est allé lui faire un bisou.
On est sorti, je devais attendre Jean Baptiste devant l'école primaire à côté du petit muret.
Au début la vision de tous ces pères et mères de familles qui attendent leur gosse me déprimait carrément, c'était une confrontation un peu trop brutale avec la réalité, je voyais se profiler à l'horizon l'après-midi goûter/devoir/dessins animés/dîner/dodo, une perspective insupportable, une sorte de préparation au futur métro (en grève)/boulot/dodo.

J'ai reconnu JB à son kway rouge foncé Quechua, Valentin possède le même, c'est un peu déprimant. Valentin ne voulait pas me donner la main, le gosse doit bien faire la taille d'un pneu et les conducteurs n'étaient donc pas en mesure de le voir, c'était super dangereux, j'en avais marre, je ne voulais pas qu'il meurt, ça m'aurait créé tout un tas de problèmes qui m'aurait fait regretté ma vie d'avant. Sauf que la vie d'avant à continuer. Ils ont goûtés dans la cuisine, j'ai discuté comme je pouvais avec Jean Baptiste, j'ai bu mon café et mangé ma pomme à côté d'eux. Valentin a encore chialé comme une brute parce que j'avais pas compris comment il voulait que je coupe sa pomme, j'ai vidé le sac de piscine de Jean Baptiste, il a préparé son sac de karaté et "le papa de Margaux" a sonné à l'interphone en plein milieu d'une partie fatigante de cache-cache pour venir chercher Jean Baptiste et me délivrer de ma cachette.

Ensuite l'appartement était à moi, devant l'inconscience de Valentin je pouvais à peu près faire ce que je voulais. Je suis d'abord allée éteindre la lampe de chevet resté allumée dans la chambre des parents et puis j'ai fini par fouillé dans les piles de bouquins qu'il y avait un peu partout. Le lit était défait, avec des draps façon Laura Ashley avec ces dessins de fleurs qu'on aurait dit sortis d'une encyclopédie. Je ne sais pas ce qui m'a pris mais je me suis baissée pour sentir l'odeur du coussin de ce qui devait être le côté de la mère si on en jugeait par le vernis, le polissoir et la crème anti-rides posés sur la commode qui jouxtait le côté du lit.
Cela sentait l'humidité du sommeil, c'était plus une mauvaise odeur qu'autre chose mais je trouvais ça émouvant.

En réalisant ce que j'étais en train de faire, je suis retournée lire Vian dans la chambre du petit, il m'a demandé d'ouvrir un sac de puzzle qui devait être le cadeau d'anniversaire de son grand frère. J'ai demandé s'il n'allait pas se faire gronder et si j'avais le droit. Après coup je me suis rendue compte de la connerie dont j'avais fait preuve : j'étais plus apte à répondre à la question que ce bout de 3 ans et demi et pourtant je l'avais écouté et j'avais ouvert le sac.
Après sa partie de puzzle qui avait consisté à étaler les pièces par terre et à se rendre compte que le jeu était trop compliqué pour lui, il est revenu jouer avec mon portable et ça m'a donné l'occasion de regarder son visage.
C'était un petit garçon plutôt mignon du fait de son âge mais je savais qu'on pouvait l'être bien plus à cet âge-là; il était en fait très banal pour un nourisson. Le teint de sa peau est régulier, il n'y a aucune nuance entre la peau de sous ses yeux et celle de ses joues; toujours ce même beige clair lisse et opaque avec ce qu'il faut de trou pour faire passer les yeux, les narines et la bouche. En grandissant il s'affinera et deviendra comme son grand frère, avec un visage fin et chiant, des oreilles un peu décollées, des cheveux coupés courts et des fringues dans les tons kaki, beige et marrons.
Le père est rentré 30 minutes plus tôt que prévu. Quand j'entends la porte claquer je lâche mon livre, je me précipite par terre avec les puzzles mélangées et je fais mine de les ranger. Après j'enfile mon manteau, je fais gaffe de ne rien oublier et je pars en lui souhaitant une bonne soirée et un bon week end. Je lui ai dit que j'avais ouvert les cadeaux du grand-frère, je crois qu'il n'était même pas au courant que son fils avait eu des cadeaux ce matin, il avait l'air de s'en foutre un peu, il m'a dit "on verra ce qu'en pense le grand-frère" en rigolant, du genre "alala ces gosses".

Dehors il faisait froid, j'ai appelé ma mère pour qu'elle vienne me chercher devant mon ancien collège et j'ai marché jusque là-bas. Ensuite j'ai mangé de la salade de riz et je suis allée toute la nuit sur internet.

2 commentaires:

Pierre a dit…

Encore un article super sympa, ça se lit tout d'un trait :)
C'est pas pour rien que tu fais L, d'ailleurs c'est dommage que cette section soit toujours mal considérée.. (j'ai hésité entre mal considéré et déconsidéré, ça se dit?)

Bref, bravo t'as vraiment un style
(bien que je préfère les articles précédents, va savoir pourquoi)

Léo a dit…

un article très joli, très actuel. on sent les influences....