vendredi



La dernière heure de cours du mardi est toujours un moment d'intense suspense car elle est consacrée au TPE et seule une partie de la classe que la prof désigne reste en classe, l'autre est libérée. Je pense n'avoir jamais été aussi proche du sentiment de ma liberté que pendant ces heures de cours où l'on nous annonçait à la dernière minute que le prof était absent. C'est la seule occasion où je m'autorise un excès d'enthousiasme parce qu'ici et nulle part ailleurs il me semble justifié même s'il cache derrière lui l'angoisse d'un quartier libre dont on ignore l'usage qu'on en fera.
Ce mardi-là ce n'était pas à mon groupe de rester et g
risée par ce retour prématuré chez moi, le désir de consacrer mes heures gagnées à des activités utiles n'a jamais été aussi fort. Dès le matin j'avais eu envie de ranger ma chambre et dans ma tête le processus avait déjà eu lieu : je m'imagine empiler mes livres, nettoyer leur couverture vernis avec un chiffon légèrement imbibé d'Ajax, faire pareil pour mon bureau, classer des cours de français qui trainent dans le cahier d'anglais, recopier les post-it noircis d'idées dans mon carnet, jetter des choses, remettre des stylos dans le pot, j'aime ce besoin d'ordre en milieu de semaine.je retrouve mon lit, ma chambre chaude, mes livres, mes cds et tout mes choix matériels à une heure de la journée où je ne suis pas censée les retrouver, où l'éclairage de ma chambre me les dévoile sous un autre aspect, chaque objet porte encore des traces du matin et je me remémore les actes qui ont fait en sorte qu'ils sont à l'endroit où ils se trouvent maintenant. je sors l'aspirateur, je m'imagine lire allongée sur mon lit, jettant un oeil par dessus le bouquin pour examiner l'impression générale de ma chambre. Chaque meuble et surface ayant été nettoyé indépendemment des autres, de façon isolée -d'abord le bureau, puis la moquette, la table de chevet, le lit, l'armoire- se recolle de part et d'autre avec ses voisins, comme une suite de notes formant l'harmonie d'une mélodie, d'une chambre impeccable et lumineuse.une fois la chambre en ordre ma journée se trouve toujours devant moi, dans une heure elle le sera encore. L'idée de regarder un film, d'avancer de 30 pages dans mon livre, d'écouter des disques, de m'atteler à mes occupations préférées, simples, solitaires me fait vraiment plaisir. Avec Emile nous avons pris l'habitude de manger ensemble l'un en face de l'autre, et nos discussions se substituent à la radio que j'allume en temps normal quand je suis seule, car j'aime et je tiens à manger seule. Nous discutons de Marcel Pagnol et de Marcel Proust, de nos journées respectives, de ce que nous en avons tirés, il me fait remarquer que "les gens sont trop méchants" et moi que "le lycée c'est trop coul, tu peux sécher quand tu veux", puis l'un de nous deux part après son dessert, sans état d'âme pour celui qui reste. Mais nous restons satisfait de cet effort commun et journalier que nous réalisons en prenant la décision et le temps de nous parler, de partager des choses et des moments "en famille". Cette notion en voie de disparition,chaque jour nous sommes zelés à l'idée lui rendre hommage, de la mettre en pratique, cela se ressent dans l'enthousiasme de nos bavardages, dans ce flot incessant de phrases inabouties qui trahissent notre impression de bien faire. Tout porte à croire que les bonheurs sont faciles d'accès, doux et quotidiens.

3 commentaires:

gabriel a dit…

J'aime bien ce texte. "la science fiction du quotidien" disait dantec à propos de houellebecq. c'est un peu ca, ici. une sagesse étrange, un cadre étroit et un oubli de l'ennui pourtant

(putain : pas d'italique dans les commentaires blogger)

effrontée a dit…

moi j'y vois plus Proust dans Sur la lecture (et la fameuse théorie de William Morris, qui m'avait valu une accusation de la part de Juliette d'avoir une chambre horrible (!) : "une chambre n'est belle qu'à la condition de contenir seulement des choses qui nous soient utiles et que toute chose utile, fût-ce un simple clou, soit non pas dissimulée, mais apparente".)

Murielle Joudet a dit…

c'est autour de la citation de William Morris que se concentre le meilleur passage du livre.
et oui
sinon, dis toi que t'as une chambre horrible comme Marcel Proust, et ça : c'est la classe.